Ça commence comme ça :
"Je me suis vomi, je me suis créé, transformé, recraché, et cela à plusieurs reprises. Ma dose était la suivante : cinq bouteilles de Wyborowa par semaine, trois paquets de Marlboro sénégalaises par jour, deux Prozac. Lexomil pour dormir, trois quarts. Le dernier quart au réveil, avant d’allumer mon ordinateur. J’avais le visage ravagé de griffures, ma peau s’écaillait : dans la glace, un masque épouvantable faisait mine de me sourire. Mes ongles ressemblaient à des virgules, et ça saignait. Une fois réveillé, j’allais vérifier mon courrier. Lire, répondre, relancer, inventer des pièges, mentir encore. Percer du regard des photos un peu floues, essayer de deviner des intentions derrière des annonces creuses ou coquines, des annonces qui en disaient trop, ou pas assez. J’étais nu devant l’écran, je transpirais, je voulais aller plus vite, je ne mangeais presque plus. Des oeufs crus mélangés à du poivre, j’avalais ça pour tenir. Et j’avançais. Personne ne me l’avait dit, ça, qu’il y avait une entrée et peut-être pas de sortie, et pas de monstre au centre de ce labyrinthe."
La suite, 138 pages qui constituent l’un des meilleurs romans de ces derniers mois. L’auteur, Giulio Minghini, y manie la plus pure des plumes, langue châtiée et alerte, mots parfaitement amenés, exercice d’autant plus remarquable qu’il est Italien, pays quitté voilà quatorze ans pour ne presque plus y revenir. Il conte la quête d’amour, le numérique et la solitude, dans ce qui restera aussi comme le premier vrai livre sur l’univers des sites de rencontre, là où les sentiments se reconstruisent sur le mode virtuel. Il parle - enfin - de notre société telle qu’elle va mal, consommation poussée à outrance, néo-libéralisme des rencontres, collection de visages en promotion, tous cherchant à se mettre en valeur pour mieux se vendre, plus de magie ni de mystère, chacun sa fiche. Tout ça ? Oui.
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Reprenons. Giulio Minghini a 36 ans, Parisien d’adoption, jeune homme presque banal, veste de cuir élimée et bonne bouille, assis dans un bar non loin de Pigalle. Fake, tout juste paru aux éditions Allia, n’est pas son premier livre : il a déjà participé à l’écriture du Consul, bouquin d’entretiens - menés sous la direction de Gérard Berréby, patron d’Allia - avec le peintre situationniste Ralph Rumney. Et en a vu passer beaucoup d’autres entre ses mains, puisque traducteur. Mais Fake est son premier roman, si tant est que le terme convienne à une histoire qu’on sent largement empruntée à la réalité, celle d’un homme qui écume littéralement les sites de rencontre payants, PointsCommuns, Meetic et AdopteUnMec. Et s’y noie.
« Ce n’est pas vraiment un livre sur les sites de rencontre, explique t-il devant un café, mais sur le sexe, sur la solitude, sur le désastre amoureux. C’est l’histoire d’un homme égaré dans un labyrinthe qui s’appelle sites de rencontre, mais ce pourrait aussi bien être dans les drogues, les clubs échangistes ou Second Life. Il me semble que ces addictions sont comparables, c’est d’abord de ça que je parle. »
Décrocher ? Impossible pour celui que Giulio s’obstine à nommer narrateur - façon de se dédouaner, ultime pudeur d’un écrivain très talentueux qui ne fait pas dans la demi-mesure quand il raconte la déchéance, la chute, le sexe, le sperme, les rencontres foirées et tous ces destins qui se croisent sans se laisser d’autre prise que superficielles - , dépendant aux sentiments virtuel, à ces personnages différents qu’il incarne, à ces rayons emplis de femmes affichant mensuration, beauté et goût culturels comme des arguments commerciaux. Fake, c’est aussi cela : le premier roman sur les supermarchés virtuels du sentiment.
« Ce n’est pas nouveau, remarque t-il. Tout le monde semble savoir que ces sites de rencontre sont comme des supermarchés, où il ne s’agit que de consommer l’autre, de le considérer comme un produit auquel on a accès parce qu’on a payé un abonnement. Mais sans vraiment le reconnaître non plus… Sur Point Commun, c’est très frappant : le site se pique de promouvoir une drague plus humaine, liée à des valeurs culturelles, une rencontre plus noble, mais dans la réalité, il ne s’agit que de faire de l’argent. (…) Sur sa page d’accueil, Meetic met en avant une belle histoire, celle d’un couple qui s’est rencontré sur le site ; mais en fait, il ne veut pas vraiment que ses membres finissent en couple, juste qu’ils continuent à régler leur abonnement. Il y a enfin le cas Adopte Un Mec, qui affiche résolument cette marchandisation des êtres, puisque les femmes sont invitées à y choisir des hommes, les sélectionnant sur fiche avant de les ajouter à un panier virtuel. C’est malin : en feignant l’ironie, il s’agit de prendre de la distance avec cet aspect consumériste. »
De cette intrusion de l’argent résultent de profondes modifications des comportements amoureux. Un vire-voltage perpétuel, façon de butiner de fiche en fiche sans jamais vraiment s’arrêter. Et même une exigence de rentabilité, raconte t-il : "Une fille m’a expliqué que certains des mecs rencontrés sur les sites payants montraient un réel souci de rentabilité de leur abonnement. On le retrouve dans mon livre, lorsque je calcule qu’au regard de ce que je paye, chacune des femmes avec qui j’ai couché m’a coûté un peu plus de six euros d’investissement", dit-il.
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Et l’amour ? Et le libertinage ? Ils n’existent pas. Ou si peu. Lui précise : "Mon livre conte une fuite profonde, pas l’épopée d’un libertin. Le narrateur n’en tire que rarement de la jouissance, et elle est toujours teintée de douleur et de souffrance. Ce n’est pas une quête hédoniste, mais une fuite des sens." Et dans Fake, il l’écrit : "Tout ce qui était libertinage au dix-huitième siècle en Europe, lorsque l’emprise de la morale catholique était suffocante, n’est plus qu’une forme de libéralisme sauvage diaboliquement déguisé en liberté."
Ce qu’il reste ? Pas grand chose. Le tableau sombre de l’effrayant conformisme partagé par les bobos fréquentant PointsCommuns, site où il s’agit autant de jauger les goûts culturels que les sourires sur les photos. Où les couples sont censés se créer parce qu’ils aiment les mêmes livres, films, musiciens, revues, David Lynch, Johnny Depp, les Inrocks ou Tecknikart. Où des gens identiques, citadins intellectuels, trentenaires et quadras, s’enferrent au milieu de leurs rassurants semblables, ceux qui peuvent se targuer "d’avoir lu trois livres et d’afficher des convictions - même vagues - de gauche. Ne pas être repoussant, ne pas faire trop de fautes d’orthographe, se déclarer athée ou agnostique, se la jouer éventuellement un peu ’artiste’ (photographe doit marcher à coup sûr) et, surtout, être blanc".
"Les sites de rencontre reproduisent implicitement les classes sociales, parce qu’ils font appel à la notion de la communauté, en appellent à certains référents culturels et reposent sur la maîtrise de l’écrit, développe t-il devant son café qui refroidit. Je te parie ce que tu veux qu’un jeune arabe de deuxième ou troisième génération ne pourra pas réussir sur PointsCommuns : pour s’y intégrer, il vaut mieux être blanc. (…) En bas de chez moi, dans le 19e arrondissement, il y a un vendeur de pizzas pas chères qui a les jeunes d’une cité voisine pour clients ; juste à côté, il y a un bâtiment du cours Florent ; entre les deux, jamais de contacts : les jeunes des cités n’essayent jamais de draguer les jeunes filles - pourtant très jolies - du Cours Florent. Sur ces sites, c’est la même chose."
Et dans le livre, cette apostrophe, premier message rédigé par le narrateur sur le site, courte présentation trônant en-dessous de sa photo : "Allez, mes bobos, encore un effort pour devenir définitivement fascistes".
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Au milieu de ces copies conformes, le narrateur se perd, donc. Jusqu’à ne plus savoir qui il est. Lui ? L’un des nombreux "fake" qu’il a créés, fausses personnalités virtuelles entre lesquelles il jongle ? Personne ? Cette question de l’identité, noyée dans l’alcool, les autres et le réseau, est au cœur du livre. Un thème cher à Giulio, aussi : "Depuis que j’ai quitté l’Italie, je me considère comme un exilé. Ce n’était pas facile pour moi d’abandonner mon pays, mais il est plongé dans une telle décadence…" Une remarque faisant écho à ce bref passage de Fake, quand l’auteur évoque ce "pays gouverné par le pire. L’Avant-garde même du Pire : abolition de tout discours, vulgarité diffuse des mœurs, corruption généralisée et systématique, ignorance érigée en règle, culte éhonté de l’argent, mépris affiché pour l’argent et l’intelligence, moralisme rance".
Une haine tenace, et on pense à ce choix d’écrire en français, plume du pays d’accueil - langue admirablement maniée, formée à l’école de ces Marcel Jouhandeau, Benjamin Constant, Hervé Hervé Guibert que Giulio a lus quand il a débarqué à Paris - pour mieux se débarrasser de tout lien avec son pays d’origine.
"Fake, c’est vraiment un livre sur l’exil, explique t-il, tout en guettant une jolie fille du coin de l’œil. D’un pays, d’une langue, de soi-même. Le narrateur se perd complètement, se falsifie, s’éloigne de lui-même. Il devient un ’fake’, une contre-façon."
Lui s’est perdu, puis retrouvé. Juste une histoire d’amours, de rencontres et de sexe. De la littérature, pour de vrai.
SOURCE : http://www.article11.info/spip/spip.php?article280
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