25/07/2006

J?ai provoqu� 150 licenciements

Carrefour . Un ancien agent de s�curit� raconte les missions d?espionnage que le groupe lui commanditait pour contr�ler les salari�s. Des agissements commis en toute ill�galit�.

Plus de 60 milliards d?euros annuels de chiffre d?affaires, 420 000 salari�s et quelque 10 000 magasins � travers le monde. Un mastodonte de la grande distribution dont l?obession principale est de sans cesse r�duire les co�ts pour gagner en rentabilit�. Salaires au rabais, temps partiels, turnover n?en sont que les outils l�gaux. � visage d�couvert, R�gis Serange, trente-six ans, t�moigne aujourd?hui de l?autre facette de la course � la rentabilit� de Carrefour. De la facette qui outrepasse les lois et le Code du travail, � laquelle R�gis a � appartenu � pendant deux ans.

Les d�buts

� Je suis arriv� chez Carrefour le 8 septembre 2001 dans l?hypermarch� d?�cully, en r�gion lyonnaise, en tant qu?agent de s�curit�. Mais mon employeur direct est Prestige s�curit�, une soci�t� prestataire de services. Officiellement, mon boulot consiste � �viter les fraudes de la client�le. Mais, tr�s vite, je fais mes preuves et je suis int�gr� dans l?�quipe "pr�vol" du magasin [surveillance en civil - NDLR]. Je me sais surveill� par le chef de la s�curit� mais j?arrive � gagner sa confiance. D�s lors, il me met dans les confidences de certains agissements de "surveillance particuli�re" du personnel. Le cercle vicieux est lanc�, cela va durer jusqu?� janvier 2004. �

La pente s?incline

� Un jour, mon chef me prend � part et me glisse que, si j?accepte de rendre quelques petits services, j?ai de l?avenir chez Carrefour en tant que cadre. J?accepte. En juin 2002, ma premi�re mission est une infiltration dans un hypermarch� du groupe � Reims pour d�tecter un �ventuel trafic de d�tournement de marchandises. Pendant un mois et demi, en "sous-marin", je pose des cam�ras cach�es et des micros un peu partout. J?ai carte blanche. Je joue le copain, les gens parlent assez facilement. R�sultat, une vingtaine de mises en examen au sein du personnel et de l?encadrement complice. Du coup, je re�ois m�me une lettre de f�licitations du directeur du magasin. La m�thode d?investigation �tait quand m�me loin d?�tre la meilleure, je ne suis pas officier de police. Mais mes responsables me rassurent : "T?inqui�te, on est chez nous, on fait ce qu?on veut". �

Retour aux sources

� Suite � cela, je rentre � �cully, esp�rant que ce succ�s sera couronn� par mon embauche officielle. En vain... On me demande de patienter encore un peu. Vu que je commence � s�rieusement m?agacer de la situation, on me propose dans la foul�e une nouvelle mission sur le magasin de L?Isle-d?Abeau, en Is�re, en ao�t 2002. Objectif, remplacer le chef de s�curit� parti en vacances qui, apparemment, est un incapable. J?accepte en bon soldat, sans avoir aucune formation. Heureusement qu?il n?y a pas eu d?incident majeur ! En plus des cam�ras cach�es, on me demande de d�gager un responsable de la s�curit� externe pour "d�lit de sale gueule". �

Antisyndicalisme

� L?objectif de toutes ces missions, cela a toujours �t� de r�ussir � trouver des preuves pour virer des gens. Ceux qui co�tent trop cher, ou encore, ceux trop proches des syndicats. Sur l?hypermarch� d?�cully, on m?a demand� de monter une embuscade sur une h�tesse d?accueil � temps partiel. Elle osait prendre le caf� avec des syndicalistes ! On a gliss� un billet de cinquante euros dans un portefeuille, quelqu?un le lui a remis et n?est pas rest� avec elle pour v�rifier le contenu. Aucun papier d?identit� dans le portefeuille, la fille a mis le billet dans sa poche... Sans savoir qu?elle �tait film�e. Du jour au lendemain, cette fille s?est - retrouv�e sans un sou, avec toutes les difficult�s que comporte un licenciement pour "faute grave". Elle est tomb�e en d�pression pendant de longs mois. Elle vient � peine de retrouver du boulot. �

La carotte

� J?ai fait le chien dans l?espoir d?avoir une place. En gros, mon salaire net �tait de 1 000 euros, de 1 500 quand j?acceptais des missions. J?�tais employ� par une soci�t� prestataire de service mais je devais faire le faux membre de Carrefour. � la limite, ma bo�te n?�tait m�me pas au courant de ce qui se passait. La plupart du temps, les donneurs d?ordre �taient les responsables s�curit� sous couvert des directeurs de magasins, voire sous celle du directeur r�gional. Pour l?affaire de Reims, j?�tais carr�ment sous la responsabilit� d?un directeur national. Pendant deux ans, j?ai march� � la carotte. J?ai particip� � faire licencier 150 personnes. �

Fausse cons�cration

� Le 14 ao�t 2002, on me remet la cravate Carrefour, symbole de l?appartenance � une �quipe. Me voil� rassur�, mon embauche approche. Le chef de s�curit� annonce au personnel d?�cully que je suis devenu cadre Carrefour. J?effectue donc toutes les t�ches incombant � ma nouvelle fonction, je me retrouve m�me sur les plannings Carrefour. Je ne verrai pourtant jamais mon contrat de cadre ni le salaire correspondant. Je continue � �tre pay� par Prestige s�curit�. Il me faut patienter encore, ne rien dire � personne de cette situation, surtout pas � mon r�el employeur. En d�cembre, le magasin ouvre le dimanche. Agac� par le comportement de mon chef qui ne fait rien avancer, je refuse de bosser. Il me r�torque qu?avec une telle mentalit� je ne suis pas digne d?�tre cadre et menace de me virer. Sous la pression, je c�de encore. F�vrier 2003, nouvelle mission � Douai pour r�ussir � virer le chef s�cu. Retour � �cully, pas de changement, je claque la porte et refuse de revenir travailler. Il m?est propos� une nouvelle mission en avril 2003 � La Ciotat... J?accepte encore une fois. �

March� aux taupes

� Les cam�ras cach�es, c?est une pratique tr�s courante au niveau national. Une grosse partie du travail des agents de s�curit�, c?est la surveillance du personnel, non des clients. Et pour la surveillance, tous les moyens sont bons : il n?y a aucune limite temporelle ou financi�re. On ne badine pas pour faire installer le dimanche apr�s-midi 200 m�tres de c�bles pour relier de nouvelles cam�ras. De chef � chef, ils se refilent les infos pour savoir o� acheter le mat�riel. Que cela soit clair, ces cam�ras sont uniquement destin�es � surveiller le personnel et � faire tomber un maximum de gens. Toutes les semaines, les chefs de s�curit� s?envoient leur palmar�s. Il y a des documents type � renvoyer au directeur r�gional tous les lundis matins. Apr�s, un classement est organis� par magasin : cela peut s?accompagner de primes de 10 % par mois. Pour quelqu?un qui est au smic, comme le sont les agents de s�curit�, �a arrondit vraiment les fins de mois. �

le parfait traqueur

� Cam�ras et micros dissimul�s jusque dans des portables, des lampes ou m�me les toilettes... Planques dans des cartons de la r�serve... Il y a m�me des �coutes t�l�phoniques. � �cully, par exemple, je sais que la CGT est constamment �cout�e : il y a une cam�ra et un micro dans le local syndical. Sur Paris, � l?hypermarch� de Belle-�pine, une vingtaine de cam�ras cach�es sont install�es en plus de la centaine de cam�ras autoris�es. Mais on ne surveille pas le personnel que dans le magasin. Pour faire tomber un cadre, on rentre dans sa vie personnelle. Qui fait quoi ? Qui couche avec qui ? Qu?est-ce qu?il boit et combien ? On enqu�te aussi sur les comptes bancaires. En mai 2003, sur �cully, j?ai eu � "m?occuper" du chef du rayon d�coration. Il �tait en arr�t maladie pour d�pression. On m?a demand� de le suivre pour conna�tre ses heures de sortie, s?il avait �ventuellement un petit job au noir � c�t�. Dans quel - �tablissement il - allait, - combien de verres il buvait. "S?il en boit six, tu en marques huit"... Il avait un ancien contrat, il co�tait trop cher... Il a �t� - licenci� et a tout perdu. Il a fini en - psychiatrie. Je l?ai retrouv�, je lui ai fait une attestation en mea culpa pour qu?il puisse, s?il le souhaite, porter plainte contre moi. J?assume, mais il faut que Carrefour lui paie tout ce qu?ils lui ont fait subir. �

�pilogue

� � l?�t� 2003, j?�tais vraiment en saturation. J?�cris une lettre le 7 juillet, puis une deuxi�me pour demander le respect des engagements. Mon chef r�agit par la menace pure et simple. Un soir, il s?invite � mon domicile en me disant que si je ne tenais pas � la vie de ma femme et de mes enfants, j?allais avoir des probl�mes. Pour calmer le jeu, le directeur r�gional me promet un poste dans les quarante-huit heures. Le 7 octobre 2003, je commence au Carrefour Belle-�pine. Je d�m�nage avec ma famille de Lyon � Paris. On me fait un contrat de stagiaire cadre, avec une p�riode d?essai de trois mois renouvelable. Apr�s m?avoir "offert" la place promise, il s?est r�v�l� que cette fois je ne faisais pas l?affaire... Et � mon tour, on m?a remerci�. �

Retour du boomerang

� Ce que je fais aujourd?hui, c?est quelque part une vengeance bien s�r. Je ne m?en cache pas. Mais �a fait surtout du bien � ma conscience. Car je rencontre des gens que j?ai "cartonn�s" et qui vont pouvoir demander r�paration, preuves � l?appui car j?ai gard� toutes les vid�os et tous les documents �crits. C?est - �vident, j?ai beaucoup de - remords.

Aujourd?hui Carrefour m?appelle en me disant : on s?arrange, je vous file 10 000 euros par mois... Je leur dis d?aller se faire voir. Je ne veux plus vivre comme �a. C?est impossible. �

Contact�e hier apr�s-midi, la direction du groupe Carrefour n?a pas souhait� r�agir.

Propos recueillis par Christelle Chabaud


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